Échange sur les addictions
avec Magali TRÉHOU, Infirmière Santé Travail spécialisée en Addictologie
Le sujet des addictions est très complexe puisque l’on parle de quelque chose qui est multi-factoriel. Quand on parle d’addiction, il y a des notions d’anthropologie, de psychologie, de sociologie, de biologie et de tellement de domaines encore ! En addictologie en France, on s’appuie sur un modèle bio-psycho-social, qui explique l’addiction comme la rencontre d’un produit (ou d’un comportement), d’un individu et d’un contexte (ou environnement).
M.T : Mon intérêt pour l’addictologie vient de mon histoire personnelle, une expérience que je souhaitais professionnaliser et j’ai donc entrepris en 2018 le DESU de Paris 8, « prises en charge des addictions ». Il était important pour moi d’acquérir des outils permettant d’approcher tous les publics possibles, et de connaître les différents types de prises en charge des personnes addictes.
Aujourd’hui, parallèlement à mon métier d’Infirmière en Santé au Travail, je suis écoutante vacataire pour un dispositif d’aide à distance aux personnes addictes et à leur entourage (dispositif ADALIS qui regroupe Drogues-info-service, Alcool-info-service, Joueurs-info-service et Ecoute cannabis). Et en microentreprise, j’anime pour un cabinet spécialisé dans la prévention des addictions en milieu professionnel, des formations et des sensibilisations à destination de managers, de salariés et d’apprentis.
Il est important, dans le monde de l’entreprise, que l’on sache de quoi l’on parle en termes d’addictions, d’envisager les « simples » consommations de substances psychoactives (SPA) avant même de parler d’addiction, et de considérer également les addictions comportementales (workaholism, jeux vidéo, sport, achats compulsifs, sexe et pornographie…) comme pouvant aussi avoir une incidence sur le travail. Pour ce faire, il s’agit d’intégrer la prévention des addictions dans le plan de prévention global des risques professionnels de l’entreprise, en considérant bien les consommations de SPA comme un risque transversal qui vient majorer tous les autres.
Un produit psychoactif ne provoque pas systématiquement les mêmes effets sur tous les individus, sur le versant bio du modèle bio-psycho-social. La même quantité d’alcool, par exemple, ne produira pas le même effet, ni le même taux d’alcoolémie selon, entre autres, que l’on est un homme ou une femme, le fait de boire en mangeant ou en étant à jeun, le poids de la personne…
Nous ne sommes pas tous égaux face au risque de devenir addict.
Pour continuer sur le modèle bio-psycho-social, il y a au niveau du psycho des facteurs qu’on dit de vulnérabilités individuelles, comme avoir subi des traumatismes (maltraitance psychologique, abus sexuels…), ou encore certains traits de caractère (une faible estime de soi ou la recherche de sensations).
Sur le versant social du modèle, cela dépend de l’éducation familiale, des environnements amicaux, ou encore professionnels, avec un accès variable à certains produits, les rites d’initiation auxquels on peut être exposé.e dans les différents milieux. Dans ma pratique d’Infirmière Santé Travail, j’ai l’exemple d’un serveur qui m’expliquait que, dans une expérience antérieure, un employeur alignait des rails de cocaïne sur le bar avant le service pour « booster ses troupes ». Chacun venait sniffer sa ligne avant un service. Clairement, si un employeur a un problème de consommation, ça ne sera pas sans conséquence sur l’ensemble de l’équipe…
Il faut pouvoir sortir du tabou autour des addictions dans le monde professionnel et savoir par exemple :
• Comment puis-je agir si j’ai un collègue qui n’est pas apte à effectuer son travail parce qu’il a consommé, soit au travail, soit avant le travail, mais avec des effets qui sont présents sur le temps de travail ?
• Comment me sentir légitime pour intervenir sans me percevoir comme une « balance » ?
• Comment peut-on faire évoluer les mentalités ?
JDV : Comment peut-on diminuer les contraintes physiques au travail, le stress et les risques psychosociaux pour réduire le risque d’addiction ?
M.T : On sait par exemple que dans les domaines professionnels de l’hôtellerie, de la restauration, des arts et du spectacle, on trouve davantage de consommation de cocaïne, sachant que ce sont des domaines où il faut de l’énergie pour tenir sur de longues journées, des horaires tardifs.
JDV : Comment penser l’organisation du travail pour limiter ces risques de consommation, par exemple ?
M.T : Tout dépend aussi de ce à quoi on est exposé en tant qu’individu, dans le monde du travail.
Être confronté à la mort, à la maladie, à la misère dans un exercice professionnel, avoir un métier pénible physiquement et/ou psychologiquement, ce sont des facteurs qui aggravent le risque d’usage de médicaments, d’alcool ou d’autres substances pour faire face aux douleurs physiques et/ou psychologiques, pour les supporter. C’est une façon de s’adapter, en quelque sorte.
Quand on parle d’addictions dans le monde du travail, on parle d’individus au sein d’une Société (au sens sociétal) et donc l’influence du milieu de travail intervient forcément. Ce n’est pas que la personne qui importe un problème de consommation(s) ou d’addiction(s) dans l’entreprise. Ça peut aussi être l’environnement de travail qui, pour de multiples raisons, peut favoriser ou aggraver une ou des addictions, en fonction de ce à quoi la personne est exposée.
La Santé au Travail fait partie de la Santé Publique ; nous avons donc un rôle important, sur les plans individuel et collectif, de repérage des problématiques, de responsabilisation de chacun à sa mesure, et d’accompagnement. Et c’est aussi le rôle des entreprises de mettre à disposition des collaborateurs les informations et les ressources disponibles pour les sensibiliser et les aider, et de prévenir le plus possible en amont les problèmes d’addictions.
Lorsqu’une personne parle d’un problème de consommation ou d’addiction, et qu’elle exprime le souhait de changer, il est d’abord important de vérifier comment elle veut changer : une diminution de la consommation ou un arrêt de celle-ci ? Pour aider à réduire la consommation d’alcool, par exemple, je conseille et remet souvent le livret « Accompagner la réduction de la consommation d’alcool » du RESPADD. Il permet de faire le point sur sa consommation, notamment avec un questionnaire, des informations repères, et des conseils pour accompagner le changement.
Il est important de comprendre ce qui contribue au fait qu’une personne a besoin, à un moment donné, de consommer.
Est-ce qu’il s’agit pour elle d’une fuite d’une réalité insupportable ? D’une anesthésie pour ne plus ressentir des sensations désagréables ? D’une stimulation pour se sentir plus forte, plus créative, pour moins sentir la fatigue ou une douleur ? D’un moyen de se désinhiber, de prendre confiance face aux autres ?
Pour se libérer d’une addiction, il s’agit de mettre en place de nouvelles habitudes de vie, d’apprendre à prendre soin de soi.
Est-ce que la personne a abandonné certaines activités à cause du produit, comme le sport, le dessin, le théâtre ? Il est très important de comprendre ce que la consommation remplit comme fonction(s). Pour se rétablir, il s’agit de (re)trouver des activités qui sauront procurer un apaisement,
un bien-être (ou juste un mieux-être), et surtout, du plaisir ! En lieu et place des produits, des activités variées et surtout restauratives de la personne vont contribuer à produire de la dopamine, neurotransmetteur qui est libéré dans le circuit de la récompense précédemment activé par la consommation du produit. Ce circuit guide le choix de nos actions dans la vie, et nous incite à reproduire celles qui l’activent.
Il faut faire preuve de beaucoup de vigilance lorsqu’une personne a une consommation importante d’alcool par exemple. Outre l’aspect psychologique d’une dépendance à l’alcool, il y a aussi à un certain stade une dépendance physique. Il n’est pas question de susciter un sevrage brutal qui pourrait entraîner de très graves complications. Cela peut être mortel. Dans ce cas, le sevrage devra se faire avec l’accompagnement d’un centre de soins en addictologie, en hospitalisation ou en ambulatoire.
Face à un individu qui ne serait pas prêt à envisager un changement voire une prise en charge, que ce soit avec son médecin traitant ou une structure d’addictologie, il est possible néanmoins d’orienter la personne vers les numéros verts d’aide à distance (Drogues-info-service, Alcool-info-service, ou Ecoute cannabis). Ces numéros permettent de recevoir information, conseil, soutien et orientation.
Un grand nombre d’addicts, pour ne pas dire tous, ont un point commun : ils pensent qu’ils gèrent leur consommation et qu’ils peuvent arrêter quand ils veulent. Et l’on constate souvent que quelqu’un qui essaie de limiter sa consommation ou de l’arrêter seul, s’il est addict, risque de connaître une rechute, ou un écart. Les efforts peuvent être très difficiles à maintenir dans le temps, sans connaître une qualité de vie vraiment améliorée sans les produits, s’il n’y a pas de prise en charge globale de la personne. Et il est important aussi de savoir que la rechute fait partie du processus.
Pour parler chiffres, les derniers fournis par l’OFDT en 2022 rapportent que 5 millions de français consomment de l’alcool tous les jours et 850 000 fument du cannabis quotidiennement.
La politique d’interdiction concernant le cannabis n’a pas du tout l’effet escompté ; il peut y avoir, au contraire, une motivation à braver l’interdit, en plus d’une banalisation du produit. Pour le cannabis en tout cas, il est important que l’expérimentation se fasse le plus tard possible. Le cerveau mature jusqu’à 25 ans, et toute consommation de cannabis avant cet âge risque d’avoir des répercussions sur le développement cérébral (sur la mémoire, l’attention, la concentration…).
Les personnes addictes, si elles ne se prennent pas en charge d’une manière globale, risquent de switcher d’une addiction à une autre, par exemple en passant d’une addiction à l’alcool à l’addiction au sport.
Dans cet exemple, si l’individu se blesse lors d’une activité physique qui lui est devenue indispensable, et qu’il ne peut plus la pratiquer pendant plusieurs jours ou semaines, que risque-t-il de se passer ? Que l’individu retourne vers le produit… C’est un cercle vicieux. Il s’agit de comprendre les mécanismes de l’addiction et entreprendre un suivi dans la durée, qui inclut de la psychothérapie, et la mise en place de nouvelles habitudes de vie et de prendre soin de soi, pour se rétablir durablement.
Dans le cas d’un « workaholic » (addict au travail), quelqu’un qui investit toute son énergie et consacre sa vie à son travail, que se passe-t-il s’il perd son travail ? Tout peut s’effondrer pour lui !
C’est le problème que l’on retrouve pour tout individu qui sur-investit un domaine.
Quelqu’un qui se sur-investit dans son couple, c’est la même chose, tout s’effondre si le conjoint le ou la quitte ou vient à décéder.
Il est primordial d’œuvrer dans sa vie à avoir un équilibre le plus complet possible qui est : moi seul.e (avec mes passions, mes loisirs), moi et mon entourage (conjoint.e quand il y en a, famille, amis), moi et mon travail.
C’est toute une philosophie de vie à s’approprier pour qu’il y ait des investissements équilibrés sur ces plans de la vie.
J’ai eu l’occasion d’entendre, dans mon parcours de vie, ce qui est appelé une « prière de la sérénité ». Que l’on soit croyant, athée ou agnostique, cela porte quelque chose d’universel. Il y est demandé « la sérénité d’accepter les choses que je ne peux changer, le courage de changer celles que je peux, et la sagesse d’en connaître la différence. »
Il s’agit de parvenir à comprendre, par exemple, qu’il vaut mieux lâcher prise sur les choses du passé que l’on n’a pas le pouvoir de changer. Par contre, il est essentiel de se demander comment je peux changer mon regard sur ce ou ces événements du passé et apprendre à vivre avec, de quelle manière je peux transformer ma manière de prendre soin de moi, autrement qu’en prenant des produits ou en ayant une activité unique. Ce sont deux clés. Ce n’est pas facile à faire, mais c’est ce qui permet de se libérer des casseroles du passé, d’apprendre à se connaître…
Il est important, faces aux addictions, de comprendre ce que vit l’autre et de pouvoir ouvrir le dialogue.
Et c’est à chacun de construire sa propre recette de rétablissement !
Il n’est pas possible de calquer la recette de quelqu’un qui a surmonté l’addiction. Chacun doit se créer sa propre boîte à outils parmi tous les outils qui s’offrent à lui. Pour moi ç’a été le yoga, le clown-théâtre, la Communication Non Violente, la psychothérapie et un groupe de paroles. C’est un vrai travail de rééducation sur beaucoup de pans de ta personne.
Je me penche actuellement sur le sujet des troubles d’usages du numérique. Aujourd’hui, il n’y a une reconnaissance du monde scientifique que pour l’addiction comportementale aux jeux vidéo et aux jeux de hasard et d’argent.
Les écrans peuvent être vecteurs d’aggravation de troubles préexistants.
Par exemple, dans le cas des achats compulsifs, on n’a plus besoin de prendre sa voiture pour acheter, ça peut se faire en quelques clics. Et nous avons des usages du numérique et de nos smartphones vraiment pluriels. Pour certaines personnes, le smartphone devient une forme de « doudou ». De nombreuses applis, comme les paris sportifs, les réseaux sociaux sur nos téléphones sont extrêmement addictifs. Les algorithmes sont conçus pour !
En résumé, la société dans son ensemble, dont le monde du travail, peut être vectrice d’addiction(s). Chacun a un rôle à jouer, qu’il soit témoin ou acteur de troubles d’usage de produits ou de comportements. Ne pas rester seul.e si des questions ou des problèmes se posent, ouvrir le dialogue, et faire de la prévention le plus tôt possible… Chacun d’entre nous peut agir. Il s’agit de le décider…
JV! pour profiter de nouvelles ressources :
« MAAD DIGITAL »
Média d’information
scientifique sur les addictions
« ACCOMPAGNER LA RÉDUCTION DE LA CONSOMMATION D’ALCOOL »
« CANNABIS :
CONNAÎTRE SES LIMITES »
« Magali Tréhout est infirmière depuis 2008, titulaire d’une licence Ingénierie et Santé Publique mention Santé Travail obtenue en 2013, exerçant en Santé au Travail depuis 2012. Elle décide en 2018 de se professionnaliser en Addictologie, et obtient en 2019 le DESU Prises en charge des addictions de l’université Paris 8. Elle exerce depuis 2020, en sus de son activité d’Infirmière en Santé au Travail, en qualité d’écoutante vacataire pour la plateforme ADALIS (Drogues Info Service, Alcool Info Service…), et en qualité de formatrice en Prévention des addictions pour le cabinet GAE conseil. »